L'EFFORT,
LE MONDE

LE GÉNÉRATEUR, GENTILLY
4 MAI - 14 JUILLET 24
Questions à Jacques Perconte

À Jacques Perconte

je n’essaye pas de produire un narratif séduisant pour contextualiser mon travail dans une actualité spécifique particulière. Depuis un peu plus de 20 ans, je trace une ligne assez droite qui interroge mon rapport au monde au travers d’une remise en question constante de ma pratique. Je suis constamment dépassé par les choses, mais je n’essaye pas de les cerner ni de les saisir. Je les accueille et je vois où me mènent les différentes rencontres que je peux faire. Je rencontre des personnes, je rencontre des endroits, je rencontre des idées. Je fais de mon mieux en toute humilité.

Votre œuvre « L’Effort le monde » est décrite comme un cinéma étendu mêlant paysages naturels et efforts humains. Pourriez-vous nous parler de ce qui vous a inspiré pour cette création, et comment vous avez approché le processus de création de cette installation vidéo immersive ?

L’effort, le monde est un travail de recherche. Comme toutes mes productions, elle n’est pas une tentative de réponse, mais une exploration. De la même manière, mes œuvres ne sont pas séparées les unes des autres et chacune vient d’une certaine manière continuer ou reprendre ce que la précédente travaillait. Je crois profondément que mon parcours est un apprentissage et que chaque aventure permet d’explorer un peu plus de choses, ou permet de voir d’une manière différente ce que peut-être je n’avais pas bien vu, ou ce que je veux voir plus. J’essaye de ne pas me disperser et de faire de mon travail, l’expression d’une part de mon intériorité. Année après année, mon regard sur le monde se module et je mets mon travail à l’épreuve de ces changements. Je ne traite rien comme un problème extérieur. Ainsi, l’effort, le monde, ne répond pas à une question en particulier. Je n’ai pas réfléchi à ce que pouvait évoquer le sport pour moi, je n’ai rien à dire spécifiquement à cet endroit. Mais, instantanément, j’ai eu dans le cœur ces images d’alpinistes en haute montagne, de marins sur des voiliers en haute mer. Je les voyais de la même manière, les mains dans les cordages, pris dans les éléments à trouver leur chemin dans un environnement, dont l’échelle les dépasse totalement. Je les voyais minuscules dans l’infinie vastitude des éléments. Sublimes et à leur place, tranquilles, en harmonie, concentrés dans l’effort de faire, pour rester en vie là où la mort existe.

Si j’avais été sportif, peut-être que j’aurais pu parler du sport. Mais, je suis cinéaste et je parle des images. Je ne connais pas grand-chose au sport. Je n’ai jamais été assidu pour suivre quoi que ce soit. Et, je crois que je n’ai jamais considéré l’alpinisme, l’escalade, la navigation, la course, comme des sports. Je ne sais pas les voir comme ça. Je ne crois absolument pas en la compétition. Et, même ce qu’elle peut faire faire me fait peur. J’aime le verbe gagner. Mais, je l’aime dans cette perspective intérieure. Gagner pour soi, et entendre que cela ne passe pas forcément par le plus, par le dépassement. Si j’admire certaines personnes, c’est avant tout pour ce qu’elles sont au monde. Quelques alpinistes, quelques navigateurs parlent depuis leur cœur et nous font gagner en humilité, ils aiguisent notre regard sur notre société. Je peux être impressionné par leurs exploits, mais je ne suis pas fasciné. Ce qui me fascine, c’est cet amour qui sait accueillir toutes les dimensions de la passion et faire de n’importe quelle occasion, extrême ou paisible le lieu d’un rayonnement subtil de l’âme, celui seul qui propage le sourire qui toucher chaque personne qui le verra.

Par ailleurs, j’ai dû choisir entre la mer, la montagne pour ne pas me perdre. Et, comme je suis plus à la montagne ces dernières années, c’est là que j’ai décidé de continuer.

Je ne me voyais pas filmer des hommes. J’ai senti que cela n’aurait pas été juste pour moi. Je ne voulais pas faire d’image conquérante. Cela a failli parce que c’est ce qui se présentait au début, mais cela me conduisait vers des situations qui ne plaisaient pas. Et, dès que je suis tourné vers une perspective différente, tout s’est aligné et j’ai reconnu ce que je cherchais : une évidente simplicité. J’ai contacté Clio Di Giovani, qui s’active dans les milieux associatifs alpins à défendre la voix des femmes et la montagne en lui disant que je cherchais des grimpeuses plutôt pas professionnelles, mais amoureuses.

Je suis parti les filmer. Pour y aller, de chez moi à Rotterdam jusqu’à Chamonix, j’ai traversé les plus folles des régions industrielles d’Europe. Arriver à la montagne, c’était laisser derrière moi tout ce fatras de béton, d’acier, de charbon aux mille feux qui non-stop alimente notre monde. Et, ma caméra, mes micros, mes chaussures de marche, mes vêtements en gore texte sont une excroissance de tout ça. Filmer ces femmes sur les parois des Alpes n’était possible que par ces choses de l’industrie.

Alors tout se mélange. L’effort de ces femmes dans leur calme danse avec la montagne, l’effort du monde qui nous façonne, et nous qui faisons ce que nous pouvons.

L’exposition se focalise sur la haute montagne et met en scène des alpinistes. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce milieu spécifique, et quelle signification personnelle ou artistique la montagne détient-elle pour vous ?

Cela fait très longtemps que quelques figures emblématiques de la montagne persistent dans mon imaginaire. La grâce et l’audace de Catherine Destivelle contre la folie de Reinhold Messner sont souvent là quelque part.

Je suis né à Grenoble, mais je n’ai pas grandi près de la montagne et je crois qu’elle m’a longtemps manqué. Voilà une petite dizaine d’années que la vie m’a reconnecté avec les Alpes, et que tout naturellement, je les ai inscrites profondément dans mon travail.

Si quand j’ai commencé à sentir des choses sur ce projet, tout de suite, la mer et la montagne se sont présentées à moi, c’est que je crois quelque part qu’elles sont profondément identiques, et que toutes les deux ont la même place dans mon cœur. Ces immensités vertigineuses, nous ne pouvons pas les prendre et les contraindre. Elles sont des manifestations absolues de la nature de notre planète.

Pouvez-vous nous détailler les techniques spécifiques que vous avez employées dans la création de cette œuvre ? Comment ces techniques aident-elles à transmettre les sensations physiques et émotionnelles des alpinistes à votre public ?

Les techniques à l’œuvre dans mon travail ne servent à rien. Jamais, il n’est question de produire des images qui traduiraient ou amplifieraient quoi que ce soit d’autre qu’elles-mêmes. Les alpinistes sont avec la montagne. Je ne suis pas avec eux. Ils ne sont pas dans mes images. De loin, avec du bricolage, avec des machines, j’attrape des images. Mon travail invente quelque chose à partir de là.

Ce qu’il invente, c’est une histoire d’images qui par la picturalité va recréer un lien entre nous et le monde physique. Dans l’expérience de mon travail, ce que l’on découvre avant tout, ce sont les images des choses. Elles sont là, pleinement, dans toute leur matérialité. Ce que je donne à avoir, c’est une image de tout ce qu’il y a là entre ma caméra et la finitude magique du visible.

La lumière réfléchie du soleil, avant de rencontrer l’objectif de la caméra, dessine un angle conique, un espace de convergence où chaque rayon, partant de points éloignés, se rassemble pour traverser la lentille. Ce cône de lumière, avec son sommet dirigé vers l’extérieur de l’objectif et sa base se rétrécissant à l’entrée est le prisme du monde qui va s’inscrire dans chaque image, somme de toutes les contingences visibles à ce moment-là.

Je travaille avec des machines numériques. Caméra, ordinateur et projecteur forment un ensemble homogène qui articule à chacune de ses extrémités le voyage de la lumière au travers de l’optique. Et, en son cœur, la lumière disparait pour être traduite en données, stockables et manipulables à souhait, avant de redevenir quand on le souhaite un message lumineux qui souvent veut faire l’illusion de la transparence absolue de sa mécanique.

La lumière du soleil, ondulatoire, infiniment nuancée, quand elle est numérisée par échantillonnage en pixels, impose une résolution définie, synthétisant l’image aux limites des standards industriels. Dans un immense silence, ce passage provoque une rupture ontologique. Et, n’offrant quasiment aucune résistance, les outils se jouent de la créativité, et emportent la production d’images dans une spirale infernale où l’artificiel tend à s’imposer, pour des raisons pratiques.

En réduisant la complexité de la lumière à une approximation finie, l’image devient un compromis, une itération technique dans l’histoire d’une culture de la vision et de la représentation, potentiellement figée par les narratifs esthétiques et politiques d’une époque.

Moi, j’essaie de forcer quelque chose dans cet espace aveugle où tout est information, pour provoquer une transformation des images et rendre visible l’empreinte physique des mathématiques. Et, ainsi, je travaille les choses du monde en prise avec leurs images. Les artéfacts du vivant, modulés par les ondulations de la lumière, se dégagent des structures algorithmiques synthétiques pour faire rayonner peut-être plus fort que jamais dans des images leur vitalité éternelle.

Mes images parlent au cœur, au corps. Ce qui est à l’œuvre là n’agit pas au premier degré dans un espace conceptuel.

S’il y a des mots dans l’exposition, c’est que certaines choses, je ne veux pas les faire passer par le canal visuel. Je suis très mal à l’aise avec la charge de la propagande. Nous vivons dans un monde dans lequel presque tout est devenu dispositif et je crois malheureusement dans le pire sens du terme. Alors surtout, mes images doivent rester ouvertes et être au service de rien en soi. Elles ont là en pleine autonomie. Et, si je veux dire quelque chose de clair, en étant direct, je le fais avec des mots.

Le texte n’est pas un guide, ce n’est pas un cartel, ce n’est pas un mode d’emploi. Ce n’est pas quelque chose de nécessaire. Il est en dehors des images, avec elles.

Vous avez une manière unique de capturer les paysages qui semblent transcender la simple représentation visuelle. Comment votre approche reflète-t-elle des concepts d’esthétique sublime ou de paysage dans l’histoire de l’art ?

En manipulant et en déconstruisant certains standards des images numériques, j’explore les tensions possibles entre la beauté photographique des choses et les artefacts numériques qui pourraient troubler la lisibilité des images en brouillant leur message. À ces endroits se déploient de possibles équilibres où vivant et synthétique sont harmoniquement les constituants d’un même monde.

Peut-être que je redéfinis en conséquence le concept de paysage, en intégrant des éléments technologiques et numériques, en m’éloignant de la simple représentation picturale ou photographique. Mes œuvres ne capturent pas la nature ; elles n’en rapportent qu’une dimension de l’essence. Mettant en lumière les processus de leur propre création et de diffusion, les images sont paysages. Paysage qui devient alors un espace de dialogue entre le visible et l’invisible, le matériel et l’immatériel, reflétant les complexités de notre relation contemporaine avec l’environnement, jouant avec notre regard pour nous ramener là, ici et maintenant et nous défaire de l’économie du temps.

La question du paysage dans l’histoire de l’art m’a réellement occupé quand j’étais jeune. J’avais l’impression que les artistes avaient su révolutionner leur technique, emportant la question de la représentation vers celle de l’expression.
Jamais je n’aurais imaginé m’embarquer dans une aventure visuelle par le film et le numérique qui m’aurait fait entrer dans une conversation avec l’histoire de l’art. Une conversation qui malgré moi ramène sans cesse la peinture au premier plan. Si jamais je n’ai voulu la rappeler, était-ce possible que cela se passe autrement ? Sommes-nous capables de voir ces images de paysages marquées d’artefacts visuels, traces du médium, sans nous projeter dans les relais de notre culture visuelle ? Je ne peux pas empêcher la peinture.

Là où mes prédécesseurs utilisaient la peinture de pour saisir les nuances transitoires de la lumière et de l’atmosphère, j’utilise les algorithmes de compression de données pour dévoiler une nouvelle facette de l’impermanence et de la fluidité du paysage (des images du paysage).

Le sublime, en haute montagne, en pleine tempête, expérience de l’immense dépassement naturel de notre entendement, autant terrifiant que tellement beau, est au cœur de mon travail. J’essaie de le dégager de chaque chose en leur consacrant une attention très grande, en prenant le temps de dépasser le temps, en faisant osciller leurs images entre réalité et abstraction, pour jouer de l’émerveillement et de la désorientation. Ce sublime numérique, à travers des couleurs saturées, des formes dissolues et des textures inattendues, reflète peut-être les forces immatérielles et souvent incontrôlables de l’incommensurabilité de la nature.

En m’incluant, en incluant les personnes qui sont là dans les expositions, nous partons quelque chose de ce rapport à l’immense, à notre taille, à nos vies.

C’est essentiel pour moi que mes œuvres reflètent ma connexion avec le monde. Elles ne doivent pas simplement être des paysages, mais l’expression concrète de mes expériences. Et, ma première expérience à cet endroit-là est celle des images elles-mêmes.

La première personne présente dans chacune de mes images, c’est moi. Je suis là, comme ma caméra est là, comme les machines qui servent à les fabriquer. La seconde, c’est le visiteur, cet ami que je ne connais pas encore. Et, dans mes expositions, les visiteurs font partie des images. Leurs corps dans l’espace sont autant de relais conscients de notre situation dans l’instant présent.

Dans L’effort, le monde, peut-être pour la première fois comme ça, deux personnes, deux alpinistes sont mon centre d’attention sur une partie des images. Je les suis dans l’ascension de grandes parois. À chaque étape, l’une des deux grimpeuses avance, tandis que l’autre l’assure. Le film ne s’attarde pas tant sur la précision de leurs actions ou l’agilité de leurs mouvements, mais plutôt sur le rapport entre leurs corps et la montagne. À cet endroit de l’effort, la relation d’échelle est incroyable et devient un élément clé dans la mise en espace du film, puisque la taille de leur corps sert de repère à notre perception de l’espace in situ. Elles sont là, loin sur la montagne, et nous, les visiteurs, sommes ici, dans l’espace du Générateur. Les gens qui passent devant moi quand je regarde me rappellent cette séparation, me racontant aussi la dimension de mon corps et sa place dans le monde.

L’œuvre est conçue pour être une expérience sans début ni fin, plongeant le visiteur dans un voyage hors du temps. Quelle expérience espérez-vous offrir aux visiteurs de l’exposition, et quel impact souhaitez-vous qu’elle ait sur eux ?

À cette question, la seule chose que je puisse répondre, c’est que j’espère offrir le meilleur de ce que je peux faire à cet endroit, à ce moment-là, et que l’œuvre que je présente trouve une place dans le cœur et le corps de ceux qui la rencontreront. Et peut-être à partir de là, à partir des mots, à partir de mon texte, à partir d’une simple rencontre, quelque chose se fera.

Votre œuvre se situe à l’intersection de l’art numérique et du cinéma. Pouvez-vous expliquer comment ces deux domaines s’entrelacent dans votre processus créatif et quelles nouvelles formes d’expression cela permet-il ?

Je ne sais pas si mon travail se situe à l’intersection du cinéma et de l’art numérique, je fais des images avec des ordinateurs et des caméras. Je questionne la nature des images et je plonge dans leur infrastructure pour raconter ce qu’elles sont. Mais plus le temps passe et moins, je vois de lien avec ce qu’on appellerait l’art numérique. Et puis de toute manière, quand on me parle d’art numérique, je sais, je dis toujours que je ne sais pas ce que c’est que l’art numérique. Je crois que les pratiques qui utilisent des ordinateurs sont suffisamment vastes aujourd’hui pour peut-être laisser de côté cette terminologie et se concentrer sur ce que font les œuvres au monde en se libérant de toutes typologies.

Si un moment donné, j’ai questionné Internet comme médium, c’était avant que je comprenne que la question centrale, pour moi, était celle des images en mouvement, et peut-être celle du cinéma. Et, si je souligne aujourd’hui que cette installation au Générateur n’a peut-être rien à voir avec l’art numérique, et que je l’appelle du cinéma exposé (étendu si on veut), c’est aussi pour prendre appui sur ce que je fais vraiment. Ici, on fait face à un film dans l’espace, un film qui ne se voit pas assis dans une salle au cinéma, mais qui s’expérimente aussi en mouvement si on en ressent l’envie. L’espace, l’exposition avec ses spectateurs font partie de l’image.

Je ne crois pas en l’apparition de nouvelles formes d’expression apportées par de nouveaux outils. Nous continuons de nous exprimer et heureusement certains voient dans les outils nouveaux des manières de le faire.
Seulement, ce que je ressens, c’est que plus les moyens sont grands, plus les outils puissants et intelligents, plus semble-t-il difficile de trouver comment et quoi faire avec, au point que les choses produites sont de plus en plus transparentes, emportées par le narratif qui les fait exister.

L’attention portée aux paysages dans votre travail souligne souvent une préoccupation écologique. Comment voyez-vous le rôle de l’art et de l’artiste dans le discours sur le développement durable et le changement climatique ?

La tension portée au paysage dans mon travail ne souligne pas une attention particulière à l’écologique. L’attention écologique que j’ai est la conséquence de plus de vingt années passées à filmer la nature, le monde.

Au début, je dirais que mon rapport à la nature était assez inconscient, voire naïf. Je croyais que c’était quelque chose d’extérieur à moi, humain. Je pensais devoir m’y plonger parce que c’était le motif idéal pour rechercher quelque chose. Dans ma pratique je pensais que comme les peintres du 18/19 e, porter mon attention à la nature et faire du paysage le centre de mon travail allait libérer une puissance conceptuelle nouvelle, et que me concentrer sur l’image elle-même me permettait d’inventer quelque chose. Mais le premier enseignement a été que l’on ne peut pas filmer la nature de manière inconsciente ni distance. Comme dans cet état-là, on ne filme rien de ce qu’ont voit, où on ne voit rien d’autre que ce qu’on peut apercevoir. Et, surtout, on se pose rapidement en conquérant, en exploitant. J’ai dû abandonner ma naïveté, abandonner l’idée absurde de vouloir filmer la lumière que j’aurais rêvé d’imaginer le vent, d’imaginer les vagues, de faire des projets d’images, pour faire l’effort de voir ce qui est là. Même si la tête dit qu’elle ne voit rien, il y a toujours tout. J’ai été rapidement mis face à la question de la vérité parce que les éléments ne nous donnent pas ce que l’on voudrait voir. C’est un abus de langage puisque les éléments ne nous donnent rien. La nature de donne rien. Nous les prenons. Et, si les choses les plus belles que j’aurais aimé filmer se sont toujours passées quand je n’avais pas ma caméra. C’est tout simplement que je ne comprenais rien et que je ne voyais pas ce qu’il y avait à voir. À partir de là, je me suis mis à combattre une sorte d’exotisme et de rapport rêvé au paysage pour fonder mon cinéma sur ce qui est là et l’effort çà faire pour ne rien faire et le voir. Et, à partir du moment où ce regard a commencé à se poser, sont devenues évidentes, les traces de l’imposition de l’homme sur la nature, de la question du contrôle et de l’exploitation, et a commencé à grandir une conscience écologique qui n’en finit pas de me travailler.

Je ne dirais pas que l’art a un rôle particulier à jouer dans le changement climatique ou dans la prise de conscience. Je dirais que tout a un rôle et tout a une importance aujourd’hui et que tout doit être mis en œuvre pour que les choses changent. Ce qui doit changer c’est nous, moi en premier.

Depuis que je me suis installé aux Pays-Bas, depuis que je vis dans l’un des plus grands ports du monde et que quotidiennement, je navigue entre les bateaux et les matières premières, les raffineries et les containers, plonger dans mes paysages amis lointains est devenu étrange. Il se fait sentir le besoin de mettre des mots plus clairs autour de mes images.

Naturellement, sont entrés dans mon travail, les paysages industriels que je croise tout le temps. J’explore ainsi cette coexistence étrange de deux univers qui semblent s’opposer, que l’on polarise systématiquement. Mais, tous les outils que j’utilise, mes vêtements, ma nourriture, ma santé, ma culture, sont le produit de cette infernale machine. Aucune de mes images ne peut échapper à son origine industrielle ni aux conséquences de la violente mondialisation. Le pouvoir que me donne le développement est acheté pour des bouchées de pain à ceux qui en sont les âmes dérobées et dont l’effort et la souffrance sont les seules conditions de la liberté de mon temps. Mon pouvoir de filmer est lié à la réalité de notre société. Alors aujourd’hui, je me dois de juxtaposer ces choses-là.

Le plus déroutant, c’est que je n’ai pas à faire d’effort pour ça. La route qui me mène du port de Rotterdam (un des plus grands ports du monde, le plus avancé technologiquement, cœur de l’industrie pétrolière en Europe) au Mont-Blanc traverse certaines des zones industrielles les plus importantes d’Europe. L’autoroute traverse la Ruhr (la sidérurgie, le charbon et la fabrication lourde) passe littéralement au milieu des mines de Lignite de Rhénanie du Nord-Westphalie (production chimique et la fabrication de machines), puis la région Rhin-Neckar et la suisse (industrie pharmaceutique et chimique, automobile et technologique dans cette branche de la route) pour arriver dans la vallée de l’Arve (macaronique de précision, aérospatiale.. et tourisme). Tout est là autour de moi. Pour aller filmer la haute montagne, je traverse l’industrie.

Comment nous allons négocier le tournant nécessaire pour un avenir qui ne serait pas l’opposition d’une partie privilégiée de l’humanité au reste de l’univers ?

Je ne prétends pas grand-chose. Je m’exprime à la hauteur de l’expérience de ma vie et de la culture que je peux avoir. J’essaye d’être le plus honnête possible. J’essaye de porter la plus grande attention au monde, aux autres. Je pense sans cesse la fin de mon travail et l’économie nécessaire à une approche plus précieuse des choses.

Pour moi la question n’est pas ce que l’art peut apporter. Il n’a pas de fonction. Les Artistes ont différentes manières de l’aborder et chacun voit ce qu’il veut. Mais, il me semble important que tous, nous lâchions prise sur nombre de futilités et nombre de comédies pour nous concentrer, sur ce qui est vital pour nous, à la fois pour vivre, mais aussi pour aimer. Et, peut-être qu’en ce sens, l’amour pourrait sauver notre monde.

En quoi l’utilisation de technologies avancées transforme-t-elle la manière dont vous abordez la narration cinématographique et la création d’images ? Comment cela affecte-t-il la réception de votre travail par le public ?

Je n’utilise pas de technologies avancées dans mon travail. En réalité, les technologies au centre de mon travail ont presque 40 ans. C’est ma manière de les aborder qui a fondé mon esthétique. En allant au plus près de leur réalité technique pour la montrer. La plasticité de mes images est liée à la réalité physique et matérielle des flux vidéo en informatique, et plus particulièrement à ces flux vidéo qui sont largement démocratisés par les outils de diffusion et de propagation des images. Je m’intéresse aux images dans leur relation à leur support. En ce sens, on voit toujours les images dans leur pleine présence, en train de raconter leurs sujets. Ce qui semble être un peu hors du commun dans mon travail, c’est que l’on prend conscience des dispositifs de projection des images. On prend conscience des résolutions, et chaque point, chaque pixel de l’image devient une sorte de petit joyau qui diffuse de la lumière au sein d’un immense ensemble.

J’ai inventé des manières de faire avec les images en abordant le travail de la vidéo par une manière d’envisager différemment l’utilisation des codecs de compression. Très tôt dans mon entourage, on m’a exhorté à protéger mes méthodes par des brevets. Ce que j’ai toujours refusé. Comme je n’ai jamais voulu travailler avec des ingénieurs et produire mes propres outils de compression qui m’auraient permis de faire avec les images ce que j’aurais pu imaginer.

J’ai refusé de protéger mes techniques, parce qu’elles n’ont de particulier qu’une compréhension peut-être un peu poussée du fonctionnement de ces outils sur le plan philosophique associé à un acharnement qui ne s » essoufflé pas après plus de vingt ans. Je ne fais rien qui mériterait de priver qui que ce soit de la possibilité de le faire aussi.

Je ne veux pas d’outils qui viendraient me donner les moyens de faire les images dont je pourrais rêver, parce que les ordinateurs sont faits pour ça. Et que dans la perspective de créer des outils créatifs, s’éteint une dimension magique de la création pour moi, qui je crois ne peut naitre que des contingences, au détour de chemins où l’on ne fait pas grand-chose de ce qui est prévu.

Souvent, l’imaginaire technologique donne envie de voir dans mes images, une quelconque performance informatique qui ferait de moi une sorte de génie, des algorithmes, alors que je ne suis qu’un bricoleur. On imagine difficilement l’effort à faire, et à refaire de manière presque rudimentaire des choses pour qu’elles s’élèvent d’une passive approximation à une réelle force.

Mes images surprennent parce qu’elles sont encore un peu en dehors des sentiers battus, et il est difficile de savoir ce qu’il va se passer. La maturité de ma technique, et l’expérience de mes recherches, les libère d’une partie du poids symbolique des règles de la perspective et des représentations. Réenchantées, nous les découvrons comme si nos yeux neufs ne les avaient encore jamais vues.

 L’Effort le monde » est décrit comme une expérience immersive qui transcende les limites traditionnelles du cinéma. Comment concevez-vous l’espace et le temps dans vos installations pour créer une telle immersion ?

Je réalise toujours mes installations in situ. L’œuvre n’existe pas avant que je ne voie l’endroit où elle sera installée. C’est la sensation de l’espace, lorsque je m’y déplace, qui va me révéler quelque chose sur l’échelle des images que je dois créer. Quelle masse fera la montagne, quelle sera la densité des forêts, quelle sera la taille des corps à l’image, toutes ces questions, je les ressens en voyant et parcourant le lieu. Je conçois toujours la taille d’une image dans l’espace en fonction de la taille de mon corps et de la sensation que l’espace peut me procurer. Il ne faut pas que ce soit trop grand, que l’on ne se sente pas écrasé. Il faut que chaque pixel ait une taille précise, visible, que l’on voie l’image telle qu’elle est.

Je connais bien Le Générateur, j’y ai fait plusieurs performances (2014 avec Hélène Breschand, 2017 avec Julien Ribeil, 2019 avec Othman Louati et Noé Nillni) c’est un lieu que j’aime beaucoup. (Une équipe que j’aime beaucoup).

La question du temps est beaucoup plus complexe, car je ne sais pas vraiment comment aborder intellectuellement le temps. C’est aussi quelque chose que je ressens, et qui se déploie au fur et à mesure que j’avance dans la création de l’œuvre. Dans les expositions, contrairement à ce qu’il se passe dans mes films, le temps est beaucoup plus ouvert. Je pense toujours à la question du dépassement et du débordement dans l’exposition. J’ai cessé de créer des œuvres autogénératives il y a quelques années, ou du moins j’ai mis cette approche en pause, car il devient de plus en plus important que dans mon travail, tout découle des choix que je fais, des décisions prises, ancrées dans un monde où l’informatique prend tant de décisions, où l’on reloge de plus en plus les responsabilités à des règles de calculs, des statistiques.

Le temps se sculpte.

Ainsi, la pièce qui se déploie ici au Générateur articule des temps longs avec des rythmes plus syncopés. La qualité de l’expérience est liée à la manière dont on s’investit, dont on se laisse aller à ce qui est là.

La plupart du temps, les visiteurs perdent complètement la notion du temps dans mes expositions. Ils ne savent pas vraiment combien de temps, ils restent, et souvent, ils s’aperçoivent qu’ils sont restés bien plus longtemps que prévu.

Il y a aussi quelque chose de très particulier dans mes images : il y a une dimension technique liée au temps peu connue, puisque ce qui se déroule dans les images, à savoir les conséquences de la manipulation des flux vidéo, les événements visuels qui apparaissent ont leur propre temporalité. Ainsi, pour qu’une couleur se propage dans toute l’image, pour qu’une forme apparaisse, un certain temps technique est nécessaire. La première dimension du temps dans mes images concerne cette durée nécessaire pour qu’un événement puisse se produire.

Et, il y a aussi la question du « temps réel » que je nommerais temps vrai pour ne pas utiliser le langage de l’informatique. De nombreuses scènes se déroulent et durent le temps qu’elles ont duré quand je les ai filmées. Pour moi, il est important que le temps soit suffisamment déployé pour qu’on puisse s’y abandonner.

Vivre à Rotterdam a-t-il influencé votre perspective artistique ou la manière dont vous abordez vos projets ? Cette ville, avec son patrimoine maritime et son architecture moderne, a-t-elle laissé une empreinte sur votre travail ?

Comme je le disais, oui, Rotterdam a une influence importante sur mon travail. On ne se rend pas compte de la folle dimension de l’industrie et du coût réel de nos modes de vie. Rotterdam est une ville qui se transforme continuellement, où des projets d’urbanisme monumentaux dessinent une ville du futur, se projetant un peu comme un nouveau New York en Europe. Il est évident que tout cela a une forte influence sur l’impression que je peux avoir, et cela participe au besoin de m’exprimer. Peut-être que les images ne suffisent plus, ou peut-être que les mots sont la meilleure manière de dire ce que l’on a à dire.

Quels cinéastes ou œuvres cinématographiques ont eu une influence significative sur votre approche de l’art numérique et du cinéma étendu ? Comment ces influences se reflètent-elles dans votre travail ?

C’est toujours la question la plus difficile pour moi, celle-ci, parce qu’on ne peut pas faire grand-chose en dehors de la culture que l’on a. Et, je n’ai toujours pas démêlé cette question du retour d’une image qu’on veut à tout prix qualifier d’impressionniste, là où je n’ai jamais eu l’intention de faire quelque chose qui la rappellerait.

La chose qui a le plus d’influence sur moi et sur mon travail, c’est la musique. Si j’ai collaboré régulièrement avec des musiciens, c’est parce que c’est quelque chose qui m’accompagne depuis longtemps dans mon travail et c’est certainement une source d’énergie qui nourrit la dynamique et le rythme de ce que je fais.

J’aime énormément la peinture. Courbet, Monet et Turner sont très importants pour moi. Mais, je dois citer Andrei Tarkovsky, James Benning, David Lynch, Bill Viola et certainement quelque part, Rioji Ikeda. Que des homes n’est-ce pas ? Heureusement Véra Molnar est là aussi. Je crois que de ceux qui ont engagé l’informatique, c’est la seule qui pour moi est une très très grande artiste.

Mais ça, c’est la réponse entendue, elle est peut-être un peu loin de la vérité. Parce que la véritable influence ne vient pas de l’art. Elle vient de la sincérité de toutes ces femmes qui plus ou moins dans la lumière se battent pour faire changer le monde que les hommes ravagent. Et c’est le chemin spirituel qu’on m’a fait faire qui a déconstruit le pragmatisme obscurantiste qui menaçait mon travail en me faisant comprendre que j’apprendrais toujours, que je ne saurais jamais rien vraiment, et que c’était bien. À partir de là, il s’agissait d’apprendre surtout à accueillir. Accueillir le monde pour le voir. Accueillir, accueillir, accueillir.

L’exposition est partie intégrante des Olympiades Culturelles. Quelle importance revêt l’interaction entre l’art, le sport, et les questions sociales pour le Générateur, et comment « L’Effort le monde » contribue-t-il à cette discussion ?

Pour être honnête, je n’ai pas la moindre idée des liens qui peuvent exister entre le sport et l’art. C’est pour cette raison qu’il est important, certainement, de provoquer des rencontres, mais je n’ai pas d’affinités avec les disciplines sportives. Cela relève plutôt de la passion et d’un rapport à l’âme qui m’appelle. Il y a des personnes que je n’appellerais pas de grands sportifs, puisque pour moi, ce sont juste de belles personnes, des gens qui cherchent une profonde expérience de la vie, à l’instar des artistes qui explorent le monde dans leur travail. Eux, ils explorent le monde dans leurs aventures, dans leurs défis. Et c’est là, à cet endroit précis, qu’il y a quelque chose de précieux à construire dans les rencontres : loin de la performance et de l’impossible, dans le partage de nos histoires avec la vie. Quant à moi, bien que je ne sois pas un sportif, je suis un aventurier à ma manière et je ne peux parler que de cela. Certains ont la capacité de parler des autres ; moi, je ne peux raconter que mes rencontres, je ne peux que partager ce que je vois et ce que j’entends, et faire glisser mes sentiments dans mes compositions.

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